Derrière son nouveau visage aguicheur, le réseau social numéro un vient fouiller encore un peu plus dans notre quotidien. Mais jusqu'à quel point ?
Montage à partir du film promotionnel Facebook vantant son nouveau profil Timelife.Le 21 octobre 1997, j’ai été opéré de l’appendicite à la clinique Montmartre, anciennement centre chirurgical Marcadet. Vous vous en moquez ? Pas Facebook. Avec sa nouvelle mouture, le premier réseau social de la planète entend tout connaître sur mon compte. Sur le vôtre, aussi.
Dans sa quête perpétuelle d’informations personnelles sur ses utilisateurs, l’entreprise californienne a décidé de changer de braquet lors de sa conférence f8 (le 22 septembre), et de suivre les traces des internautes sans leur consentement. Vous visitez un site pas farouche réservé aux adultes ? Facebook le voit. Vous atterrissez sur le manuel de fabrication d’une bombe artisanale ? Facebook le voit. Et peu importent vos intentions. Voilà pour le scénario catastrophe, bien caché derrière un nouveau look qui entend compiler tous les événements marquants de votre existence.
Heureusement pour les défenseurs de la vie privée, ce « cookiegate » (en informatique, le cookie est un petit témoin qui mémorise vote activité sur le Web, NDLR) a fait long feu, et Mark Zuckerberg a dû faire machine arrière cinq jours plus tard. Jusqu’à la prochaine fois ? Avant, dans cette profusion de pouces en l’air (une entreprise spécialisée estime que plus de 900 000 sites auraient déjà implémenté le fameux bouton « like » – « j'aime », en français), il existait un moyen simple de sortir du radar : se déconnecter de Facebook. Sauf que ça devient de plus en plus difficile.
Dans une interview au nouvelobs.com, l’eurodéputée PS Françoise Castex s’inquiète des failles législatives en la matière. « Ça y est, on est dans le Big Brother de 1984 », s’écrie-t-elle. Jusqu’à présent, le stalking (1) régnait en maître. Dans le sabir de l’Internet, ce terme perdait sa connotation maniaque : c’était l’espionnage ordinaire, souvent à des fins sentimentales ou bibliques, la carte du Tendre moderne. Désormais, les stalkers sont stalkés. Au sens premier, ils sont épiés, puisque le moindre de leurs mouvements devient visible aux yeux de leurs amis.
L’ère des petaoctets
Facebook n'est pas seulement le réseau qu’on aime détester, c'est surtout celui qu'on aime renseigner. En 2007, danah boyd et Nicole Ellison avaient fourni les premières clés d’analyse des « médias sociaux », ces lieux où l’on se construit une identité « dans un espace public ou semi-public ». Quatre ans plus tard, danah boyd identifie un nouvel enjeu en forme de tour de Babel : les Big Data, littéralement les « grosses données » ou les « données nombreuses ».
Cette fois-ci, il n’est plus question de bricolage égocentrique. Les internautes n’assemblent plus leur Meccano, c’est leur vie, leur profil, leurs photos, qui sont mises au pot commun des géants du web. Tout devient public, et le « life caching », cette tendance mort-née de 2004 (qui faisait référence – déjà – à l’archivage en ligne de nos « moi » numériques), un réglage par défaut. Google, Twitter, Facebook et les autres collectent chaque jour des kilomètres de chiffres qui feraient passer les autoroutes de l’information pour de petits tracés départementaux embouteillés. C’est l’ère des petaoctets (quinze zéros, tout de même) :
« La valeur des Big Data vient des schémas qu’on peut établir à partir des connexions entre les données, qu’elles concernent un individu, les relations d’un individu aux autres, un groupe de personnes, ou la structure de l’information en elle-même. »
Au carrefour des sciences humaines et de la recherche fondamentale, ce nouveau gisement pétrolifère concerne autant les sociologues que les techniciens pur jus. Cryptographe de renommée mondiale, Bruce Schneier identifie trois menaces majeures pour Internet : la régulation par la force, la course aux armements numériques... et les Big Data. A ses yeux, le pillage ne fait que commencer, parce que les enjeux financiers sont énormes :
« Les grandes entreprises] collectent de plus en plus d’informations au sujet de n’importe qui, de plus en plus souvent à leur insu, et les revendent massivement, aussi bien à des clients commerciaux qu’à des gouvernements. Les Big Data sont en train de devenir une puissante industrie, résistant à toute tentative de régulation. »
On les imagine déjà, les ingénieurs de la Silicon Valley, en train d’établir des calculs prédictifs sur votre consommation de moules marinières parce que vous avez eu le malheur de « liker » la page Léon de Bruxelles. Mais la publicité ciblée ou le data mining (« profilage », dans sa version polie) ne sont que deux petites pièces du puzzle géant induit par la numérisation massive de nos vies.
Les Big Data entretiennent une croyance : toutes les données, partout, tout le temps. Facilement. Pourtant, comme le relève danah boyd, « toutes les données ne sont pas égales » et « le fait qu’elles soient accessibles ne les rend pas éthiques ». En d’autres termes, tout dépend de l’identité du porteur de la clé. Mark Zuckerberg, tu as intérêt à prendre soin de mes antécédents chirurgicaux.
Olivier Tesquet
(1) du verbe “to stalk” qui signifie “traquer”.
source : telerama